Haiti-Séisme-2 ans: Un incroyable fiasco

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fiascoOriginal Article in Alterpresse available here.

Publication de Haiti Support Group (www.haitisupportgroup.org) / Numéro 69, janvier 2012

Sifflant du champagne dans leurs bureaux de Port-au- Prince, le personnel de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) semblait enfin avoir quelque chose à fêter : leur propre disparition.

Le vendredi 21 octobre (2011), le mandat de 18 mois de la CIRH (créée suite au décret d’un état d’urgence et ayant, dans les faits, privé le Parlement de tout droit de regard sur l’allocation des fonds pour la reconstruction) prenait fin. Le Président Martelly et son nouveau Premier Ministre Garry Conille ont eu beau solliciter une prorogation d’un an de ce mandat, le parlement n’était aucunement disposé à discuter de cette requête sans d’abord recevoir des réponses aux questions les plus basiques sur la CIRH : ses membres, ses procédés, ses résultats.

Pour une fois, députés et sénateurs haïtiens semblaient en phase avec l’opinion publique : la plupart percevaient la CIRH comme une entité gérée par des donateurs et un personnel étrangers, appliquant un ordre du jour établi par des étrangers, à l’aide de fonds étrangers – presqu’entièrement encore à l’état de promesses, d’ailleurs.

« Mal conçue, dysfonctionnelle, peu efficace, » a conclu un ancien fonctionnaire, exprimant là un sentiment partagé par beaucoup de ses anciens collègues :

« Soyons clairs : la CIRH a été conçue comme une structure destinée à aider non pas Haïti ou les Haïtiens, mais les donateurs – auxquels elle permet de canaliser les contrats de projets des multinationales et des ONG, »

rappelle l’un des consultants de la CIRH.

« Ces projets émanaient des institutions qui dirigent Haïti depuis toujours : la BID, la Banque Mondiale, l’ONU, USAID, et de pays donateurs individuels ayant promis suffisamment d’argent pour s’assurer un siège au Conseil d’Administration de la CIRH. Cela signifie que les buts déclarés de la CIRH (évaluer les besoins de la reconstruction pour y répondre d’une manière systématique et coordonnée) étaient par définition impossibles à atteindre. »

Que l’unique autorité chargée de la reconstruction d’Haïti après le séisme ait été délibérément mal conçue et dotée d’une structure mal adaptée est un exemple choquant de ‘capitalisme du désastre’, phénomène maintenant bien établi.

« Les personnes concernées n’ont jamais été consultées pour connaître leurs besoins. Bien que faisant explicitement partie de la mission de la CIRH, le dialogue a été totalement absent, ou, au mieux, minimal mais totalement déconnecté de tous les projets dans lesquels j’étais impliqué, »

raconte notre source anonyme.

Or, ces personnes concernées – à savoir le gouvernement et les victimes – étaient justement ceux qui avaient un besoin urgent de ce que la reconstruction était censée apporter : abris, installations sanitaires, sécurité, ou espace tout simplement. Et cette consultation (absente) aurait même dû, au départ, être une réelle coopération.

Désastres en Série

La CIRH avait un plan stratégique minimal : le PARDN (le Plan d’Action pour le Relèvement et le Développement National). Ce document luxueux de 55 pages, constitué d’une liste de vœux pieux, et conçu pour la conférence des donateurs du 31 mars 2010, est un pur produit de marketing, le produit étant Haïti et les clients les donateurs.

Générique, vague et inoffensif, il comportait quatre sections : Refondation Territoriale, Refon- dation Economique, Refondation Sociale et Refondation Institutionnelle. Résultat : presque toute proposition de projet pouvait être considérée comme allant dans le sens du PARDN – et l’a d’ailleurs été.

Des barrages hydroélectriques que l’armée brésilienne voulait bâtir sur la rivière Artibonite à l’immense parc industriel d’usines textiles que Washington envisageait d’implanter dans le nord, tout était ‘de la reconstruction’. Peu importe que ces projets soient presque tous la réplique de tant d’autres s’étant soldés par des échecs sur le plan du développement, de l’environnement comme de l’économie dans les dernières décennies.

Cela a donné du poids aux prévisions des Organisations de la Société Civile (OSC) haïtiennes comme quoi les fonds post-séisme n’alimenteraient pas la ‘construction’ durable, équitable, ciblée sur les gens et décentralisée qu’elles préconisaient, mais une ‘reconstruction’ reproduisant un modèle socio-économique connu pour avoir échoué puisqu’étant la cause de l’exclusion, l’inégalité et du désespoir qui caractérisaient l’Haïti d’avant le séisme. Et ces caractéristiques, chacune ayant contribué à l’échelle du désastre, allaient être renforcées par cette ‘reconstruction’.

Le nettoyage des décombres, tâche la plus urgente dans toute entreprise de reconstruction, a ainsi été entrepris tardivement et sans coordination aucune, tout simplement parce que les donateurs s’intéressaient en priorité à des projets plus prestigieux mettant en valeur leur pays avant tout.

Aussi les donateurs ont-ils dédaigné les problèmes de logement, d’eau et de sanitaires, pourtant encore plus pressants après le départ des agences humanitaires et l’explosion de l’épidémie de choléra fin-2010. Les priorités du peuple étaient donc tout autres que celles des donateurs. Or, le parlement étant suspendu, le gouvernement et ses services civils dévastés et la société civile totalement marginalisée, aucun intermédiaire n’était là pour recommander autre chose.

Le PARDN s’inscrivait en fait dans la lignée de toute une série de plans établis dans les dix années précédentes par des donateurs en vue d’un redressement macro-économique ; et pour éviter toute ambiguïté, la dernière section du PARDN, ‘Le cadre macro- économique 2009-2015’, en réitère les grands principes. Cette vision de la reconstruction était celle d’une économie ouverte, néo-libérale, orientée vers l’exportation, caractérisée par des usines d’assemblage avec des salaires misérables, la privatisation, la dérégulation, des tarifs d’importation très bas, et un secteur public minimal. Ironiquement, on sait maintenant que ce modèle est la cause non seulement des énormes inégalités socio- économiques actuelles mais également de la dévastation récente des économies des principaux donateurs d’Haïti. Il est donc logique que la rédaction du PARDN – et du Rapport d’Evaluation des Besoins Après Désastre (le PNDA) dont il s’inspire – ait été confiée à des consultants étrangers. Comme on nous l’a confié, « ce plan n’avait d’haïtien que le nom du gouvernement et le symbole national sur la couverture. »
Dans les semaines qui ont suivi le séisme, avec 20 des 21 ministères en miettes, et presque 20% de ses fonctionnaires décédés, le gouvernement haïtien n’était pas en mesure de produire un tel document. Cette situation d’ « incapacité du gouvernement » (que la CIRH a soigneusement entretenue au cours des 18 mois suivants) était d’ailleurs la justification principale pour la mise en place de la CIRH.

La réalité était bien sûr tout autre : le séisme avait anéanti le peu de force de levier que détenait le gouvernement haïtien face à ses commanditaires étrangers, et les donateurs ont tout bonnement profité de la situation. Et comme l’a déploré le Premier Ministre Jean-Max Bellerive face à son Parlement réuni en avril 2010 pour discuter de la promulgation d’un Etat d’Urgence de 18 mois qui allait signer leur arrêt de mort et donner naissance à la CIRH : « J’espère que vous êtes conscients de l’ampleur de notre dépendance… » Ils en avaient parfaitement conscience et ont dûment voté le projet de loi.

Au Pays des Tartufferies

Le simulacre, les contradictions et l’hypocrisie caractérisant la CIRH ont vite trouvé une expression profondément tragicomique dans ses pratiques. Cette organisation a, rappelons-le, été conçue par deux trentenaires, Eric Braverman, de la firme de consultants en management McKinsey & Co à Washington DC, et Laura Graham, chef del’exploitation de la Fondation Clinton, qui n’avaient aucune connaissance d’Haïti ni la moindre idée de ce que ‘reconstruire’ après un désastre pouvait signifier. Bill Clinton, lui, oui, puisqu’avant de devenir co-président de la CIRH aux côtés de Bellerive, il travaillait comme Envoyé Spécial de l’ONU en Haïti et était venu en mission lorsqu’une série de cyclones s’étaient abattus sur Haïti fin 2008. L’ordre du jour du PARDN et de la CIRH, caractérisé par son néo-libéralisme, ses ambitions macro-économiques et son capi- talisme du désastre, allait ainsi être assaisonné au philanthrocapitalisme personnalisé caractérisant le programme de la Fondation Clinton.

Braverman et Graham ont rapidement été rejoints par d’autres acteurs du même acabit. Sous prétexte d’efficacité, presque tout le personnel a initialement été secondé par des agences multilatérales comme la BID ou la Banque Mondiale, et le tout relevé d’une bonne dose d’employés de la Fondation Clinton.

Le lourd organigramme de la CIRH prévoyait une petite place pour un officier de liaison du gouvernement haïtien dans chacun de ses cinq bureaux, mais étant donné les circonstances, la majorité des ministères se sont contentés d’envoyer des juniors. Que les ministres haïtiens n’aient pu assister à la réunion du Conseil d’Administration de la CIRH car leurs noms « ne figuraient pas sur la liste » des participants approuvés n’a rien arrangé.

Les résultats étaient prévisibles : quatorze mois après le séisme, huit mois après la première réunion de la CIRH, la moitié seulement des postes clés du bureau exécutif avaient été pourvus. Du personnel et des consultants supplémentaires sont arrivés de la Fondation Clinton. « Le problème était double, » a déclaré un officiel de l’ONU.

« D’abord, ils n’avaient aucune expérience en développement et ne savaient absolument pas de quoi ils parlaient…ensuite, ils n’en étaient même pas conscients. »

Un rapport publié par le Government Accountability Office (Bureau Gouvernemental pour la Transparence, ou GAO) américain en mai 2011, alors que la CIRH avait un an, est accablant : deux des cinq bureaux n’avaient pas de directeur, et 22 des 34 postes clés de la CIRH étaient toujours vacants ; le crucial Bureau de Performance et de Lutte contre la Corruption (BPLC), chargé de superviser les projets approuvés par la CIRH, n’avait aucun personnel.

Il n’y a donc eu ni évaluation des risques, ni supervision ou suivi des projets. Ceci peut tout de même surprendre vu que la justification principale de la CIRH était que les donateurs ne pouvaient faire confiance au gouvernement haïtien pour mener à bien de telles missions… Le GAO a relevé que

« la façon dont les fonds pour la reconstruction sont octroyés…ne reflète pas toujours les priorités du gouvernement. »

Il mentionne aussi clairement le refus des donateurs de subventionner des domaines prioritaires tels que « ledéblayage. »

Querelles Internes

Les choses n’allaient guère mieux au Conseil de la CIRH. En théorie, représentants haïtiens comme internationaux devaient être au nombre de douze, équilibre reflété par les deux co-présidents, Bill Clinton et le Premier Ministre Jean-Max Bellerive.

De facto, n’ayant personne à représenter ni aucun personnel, ni même de bureaux, les membres haïtiens faisaient à peine office de devanture. Les ONG étrangères et les OSC haïtiennes avaient chacune une place au Conseil de la CIRH mais n’avaient même pas le droit de vote, et ce bien que le PARDN leur ait spécifiquement attribué un rôle déterminant dans la mise en œuvre des projets approuvés par la CIRH. « Toute cette mascarade serait comique s’il ne s’agissait pas du futur de notre pays, » se sont lamentées plusieurs OSC haïtiennes en juillet 2010.

A la quatrième réunion du Conseil de la CIRH (décembre 2010), les représentants haïtiens commençant d’en avoir assez, ont lu une déclaration signée par les douze membres.

« Les projets sont souvent envoyés au Conseil sous forme de tableaux récapitulatifs la veille des réunions. Les procédures pour la soumission de projets en ligne changent sans préavis. La sélection du personnel et des consultants se fait sans que nous soyons avertis… En réalité, les membres haïtiens n’ont qu’un seul rôle : approuver des décisions prises par d’autres. »

Ils ont aussi rappelé que l’un d’entre eux, le Professeur Jean-Marie Bourjolly, s’était déjà plaint que la CIRH négligeait son rôle (décrit dans son mandat) de planification stratégique et coordonnée.

« Notre action est limitée à approuver des projets acceptés, pour autant que je puisse en juger, sur la base du premier arrivé premier servi. Nous risquons de nous retrouver avec une multitude de projets mal assortis, dont certains sont certes intéressants, pris individuellement, mais qui, collectivement, ne peuvent en aucun cas parer à l’urgence ni établir les fondations pour la réhabilitation – et encore moins le développement – d’Haïti … »

Ces deux extraits résument parfaitement les failles de la CIRH ; elles mettent aussi en lumière les principales raisons expliquant l’échec de tout développement en Haïti dans les cinquante dernières années.

A sa cinquième réunion, fin février 2011, la CIRH était devenue tout aussi dysfonctionnelle pour les donateurs que pour les bénéficiaires. Lut Fabert-Goosens, ambassadrice de l’Union Européenne, a déclaré que le comité exécutif fonctionnait de la manière la plus chaotique qui soit. P. J. Patterson, représentant CARICOM au Conseil, n’a pu contenir son mépris. Des querelles ont éclaté en public, les membres du Conseil se disputant à propos de qui avait dit quoi et quand, et de comment procéder pour approuver les projets. Car le Conseil de la CRIH ne s’était toujours pas entendu sur sa fonction ultime : voter les projets.

Neuf mois plus tard, même le directeur exécutif de la CIRH, Gabriel Verret (un des rares Haïtiens du comité exécutif), semblait avoir abandonné. Quand, dans un entretien exclusif du 31 mars 2011, le HSG lui a cité l’un des membres du Conseil dénonçant l’échec de la CIRH à coordonner la reconstruction, il a répondu : « Je crois qu’aucun d’entre eux ne pourrait nier cela. Le problème est qu’ils sont tous individuellement responsables. »

Deux semaines plus tard, Verret avait « démissionné » de son poste à la CIRH. Et comme toujours avec la CIRH, il n’y a eu ni explication ni annonce d’un quelconque remplacement. Or Verret a bien été remplacé – et par nulle autre que Laura Graham.

Martelly : un Faux Espoir

Michel Martelly avait maintenant émergé comme le Président d’Haïti, faute d’être celui des Haïtiens, souhaité par les donateurs. Avant même son investiture, il avait nommé une conseillère, la sociologue Michèle Oriol, la chargeant d’enquêter sur la CIRH. « La CIRH est devenue une entité parallèle au gouvernement. Voilà ce qu’il nous faut changer, » a-t-elle conclu après quelques réunions.

En désespoir de cause, la CIRH a tenté un nouveau lancement et fait son mea culpa. En décembre, elle avait publié un Plan Stratégique pour le Restant du Mandat de la CIRH abordant au moins la question (sans projets concrets) du déblayage, du logement et des installations sanitaires. Puis, à la réunion du Conseil d’avril 2011, a été annoncé un nouveau processus pour l’approbation des projets, tandis qu’Aurélie Boukobza, Directrice Projets, avouait que la CIRH avait institué « certains outils » qui « se superposaient à ceux du gouvernement et les dupliquaient, » et que « l’on avait parfois négligé les mécanismes gouvernementaux. » La CIRH a peu après réitéré « le besoin d’aligner les procédés mis en place pour examiner les projets avec les pratiques gouvernementales existantes. »

Seuls petits mensonges persistants : l’absence de consultation du gouvernement et de réel effort pour le relever après le séisme aurait été purement involontaires, et ce récent changement d’approche entièrement voulu. Avec un nouveau parlement élu, un nouveau Président attendant son investiture et une population en colère réclamant de l’aide, la pression haïtienne se faisait enfin sentir – même à la CIRH.

Deux comités du Sénat haïtien ont annoncé des enquêtes sur les agissements de la CIRH ; Martelly a nommé un groupe de travail chargé de trouver comment elle pourrait « mieux fonctionner » et répondre à ses priorités plutôt qu’à celles des donateurs : il était clair que même si la CIRH survivait, son statut allait radicalement changer.

A la toute dernière réunion de la CIRH, fin juillet, Martelly a enfin réussi à faire approuver un important projet de logement populaire/relocalisation (voir le HB 68, novembre 2011). Mais tandis que la CIRH votait l’attribution de 78 millions de dollars à ce ‘projet 6-16’, elle perdait le peu de crédibilité qui lui restait puisqu’elle n’avait en fait pas cet argent. Didier Lavron, un des chefs comptables du comité exécutif, enfin fonctionnel, du PAO, s’est plaint, dans sa première et dernière présentation au Conseil de la CIRH, du fait que les donateurs dont les projets avaient été acceptés refusaient de lui communiquer les données dont il avait besoin pour son travail : tous prétendaient avoir leurs propres procédures et critères, niant ainsi tout besoin de se conformer à ceux de la CIRH.

Chargé de superviser tous les aspects des projets, des finances aux responsabilités fiduciaires, du lancement à l’évaluation de l’impact, le PAO devait garantir la transparence promise par la CIRH. Le désaccord des donateurs quant à la définition et à l’étendue des attributions du PAO expliquait le fait qu’il n’ait commencé à devenir un tant soit peu opérationnel qu’en avril 2011, 10 mois après la création de la CIRH.

Au cours du processus, une autre querelle a éclaté, provoquée par l’attribution du contrat pour diriger le PAO à Price, Waterhouse et Coopers (PwC) qui, dans un conflit d’intérêts évident, avaient lancé un appel d’offre. Plusieurs représentants des pays où étaient basées les cinq compagnies présélectionnées avaient raté cet appel et étaient furieux.

Mais dans leur fureur, aucun d’entre eux n’a relevé l’ironie de la situation : cette nomination s’était déroulée d’une façon qui violait toutes les règles fixées au départ. Cela soulevait une question cruciale : quelles autres violations tout aussi monstrueuses avaient bien pu avoir lieu pendant l’année où il n’y avait pas encore ce mécanisme de surveillance ?

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